dimanche 14 octobre 2007

Séance n°1 - février 2006 : "La logique de l'honneur"

Résumé :
D’après « la logique de l’Honneur », ce qui importe aux Etats-Unis est le contrat que l’on signe entre égaux pour une durée déterminée ; aux Pays-Bas, ce qui compte est le consensus entre membres d’une large communauté, chacun ayant une place bien déterminée ; en France, on met l’accent sur l’honneur, ce que l’on se doit à soi-même en vertu de son statut et avec la fierté de son rang.
Le débat met l’accent sur la fierté espagnole, sur l’importance de la parole et sur la façon de marquer les distances.

Présentation du livre « La logique de l’honneur » de Philippe d’Iribarne
Le sous-titre du livre est : « Gestion des entreprises et traditions nationales ». L’auteur étudie le fonctionnement de trois usines similaires (même produit, même groupe) dans trois pays différents (France, Etats-Unis, Pays-Bas) et cherche ce qu’il y a de traditionnel dans ce fonctionnement contemporain.

Dans le premier pays, « On travaille pour quelqu’un, qui fixe vos responsabilités en fonction de la confiance qu’il a en vous ». Les objectifs sont fixés par la hiérarchie qui ne se mêle pas de la façon dont ils sont atteints. La confiance est réciproque, on respecte la liberté de chacun car on suppose que chacun est foncièrement honnête dans son travail. S’il y a litige, « Il faut prouver pour sanctionner ». Ce mode de travail, basé sur l’échange entre égaux grâce à des procédures précises faisant référence à la morale, est l’héritage de l’histoire américaine : « Les émigrants passèrent en 1620 un acte les constituant en société, et cet acte prit une forme de contrat : nous qui, pour la gloire de Dieu,…, nous convenons par consentement mutuel et solennel, et devant Dieu, de nous former en corps de société politique,…, en vertu de ce contrat, nous convenons de promulguer des lois, actes, ordonnances, et d’instituer, selon les besoins, des magistrats auxquels nous promettons soumission et obéissance ». Une louable industrie pour l’Américain peut paraître pour le français l’amour du gain. C’est que l’idéal américain est un idéal de marchands pieux.

Au Pays-Bas, une forte affirmation de l’individu se marie avec un sentiment d’appartenance à une communauté indivisible. La place de chacun dans l’organisation est bien définie et respectée. La hiérarchie décide et ne court-circuite pas les échelons intermédiaires même si chacun exprime son avis. De même, dans son domaine, un ouvrier y fera respecter les règles liées à sa compétence même si son interlocuteur lui est hiérarchiquement supérieur. On ne peut pas sanctionner ou récompenser quelqu’un parce qu’il a mal ou bien travaillé comme on le fait aux Etats-Unis. Intervenir de manière informelle et utiliser la violence verbale comme on peut le faire en France est également impossible aux Pays-Bas. En revanche, « on est soumis à la bonne volonté de chacun » et cela passe par la recherche du consensus. En effet, ce qui importe le plus est de toujours expliquer : « Expliquer est considéré comme la manière efficace d’agir », il faut se mettre d’accord au sein de la communauté. Celle-ci correspond à un groupe beaucoup plus vaste qu’un petit groupe de gens de même métier ou de l’usine. Elle s’étend au moins à la nation qui s’est constituée par un accord entre sept provinces en 1579 pour contrer la domination espagnole. Chaque province bénéficie d’une voix et « l’unanimité était requise pour les décisions importantes ». C’est un mélange d’indépendance et de compromis qui marque les Pays-Bas : « La société néerlandaise est restée constituée de groupes bien différenciés, se considérant comme fondamentalement égaux et refusant d’accepter la domination de l’un d’entre eux, tout en étant soucieux d’aboutir à des compromis ».

La société française n’est pas fondée sur le respect religieux des contrats ni sur l’esprit de consensus. Elle est composée de groupes jaloux de leurs statuts et de leurs prérogatives mais aussi capables de fidélité zélée aux devoirs particuliers que lui fixent leurs traditions. Un principe de modération la régule ainsi qu’une « relation hiérarchique profondément marquée par les exigences de l’honneur… Le subordonné français n’a pas besoin qu’on lui ait fixé une responsabilité pour se sentir responsable ». Être responsable ce n’est pas rendre des comptes à quelqu’un d’autre (comme aux Etats-Unis) mais veiller à ce qui doit l’être. Les règles ne sont donc pas respectées si elles contredisent les devoirs que la coutume fixe à l’état auquel on appartient. En revanche, « on se sent tenu de bien faire au-delà des comptes que l’on a à rendre ». Les rapports hiérarchiques mettent ainsi en relation « des hommes marqués par leur état, ses traditions, ses droits et ses devoirs » : les ajustements informels permettent une coopération entre strates pour « rendre service sans être servile », l’information sur les conséquences de ses actes les rend visible et évite les abus (pouvoir arbitraire ou action trop individuelle). Chacun se sent ainsi responsable, ce qui est beaucoup plus efficace en France que de rendre des comptes de façon formelle. Ces particularités ont leur histoire que la révolution n’a pas fait disparaître. L’honneur est un préjugé de chaque personne et de chaque condition, fixé par la tradition. Il ne dépend ni de la raison, ni de la loi, ni du Prince. « Il est moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on doit à soi-même ; il n’est pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue ; il est intimement lié à la fierté que l’on a de son rang et à la crainte d’en déchoir ». La modération évite de déchoir à son rang, « combattre noblement exige que l’on respecte une esthétique de la joute, qui interdit de frapper un homme à terre ». Quand le devoir de modération n’est plus à l’oeuvre, on voit apparaître un gouvernement qualifié de despotique, qui a perdu toute sa noblesse pour s’avilir.

Mots clés de l’honneur français
1 - Ne pas déroger à sa condition, ne pas s’avilir
• L’obéissance s’inscrit dans un rapport à plus noble que soi par le savoir (le diplôme) ou l’action (dans l’urgence par exemple). Cela permet de conserver une âme libre
• On n’obéit pas par crainte ou par intérêt mais par respect (et amour dans l’autre sens)
• Le supérieur ne s’immisce pas dans les affaires de ses subordonnées
2 - Rendre visible les conséquences de ses actes
• Chacun se sent responsable selon son état et n’a pas besoin de contrôle tatillon
• On ne peut pas définir avec précision les objectifs de chacun pour lui laisser la liberté de se dévouer à son travail
• On fait ce que l’on estime bien
3 - Rendre service sans être servile
• La dépendance est vue comme une servitude humiliante
• On cherche une relation de compagnonnage ainsi que de nombreux contacts informels
• Exemple du serveur français…
Trois modèles d’autorités dont deux seulement sont conformes à l’honneur
• Maître – compagnon : autorité cléricale (supériorité dans le registre du savoir)
• Intendant – paysan : autorité servile (tout est rapport de force)
• Sous-officier – soldat : autorité aristocratique (basée sur le respect)

Débat : qu’en est-il de l’honneur espagnol ?
« L’espagnol est fier. Le fait de rendre service c’est pareil : si on nous impose, on ne veut pas. Si on est gentil, si on se met en position d’égaux, on veut bien. Si on nous regarde de haut, on regarde d’encore plus haut. Les gens du nord nous considèrent comme des pays sous-développés. On a accueilli les étrangers avec amour et on s’est moqué de nous. C’est la revanche maintenant, dans les institutions européennes, on a beaucoup d’espagnols très compétents et on voit bien qu’on n’est pas de la crotte. Maintenant on est tous européens, les uns ont des valeurs comme ci comme ça, mais on est pareil. Nous n’acceptons pas d’être déclassés. »
« On est très fier. On avait ce sentiment d’infériorité avant l’Europe et on était très fâchés. La première fois que j’étais en France j’avais 18 ans, ah tu es une petite espagnole… Le mythe de la bonne espagnole : on croyait que tout le monde était bonne, qu’il n’y avait pas d’université, que tout le reste était torero ! »
« Notre fierté fait qu’on n’humilie pas les autres ou alors de façon fine. Ex : les français ou les belges disent j’ai connu une espagnole très gentille c’était la bonne. Nous on évite ces situations-là par honneur, on est très fin. On dirait j’ai connu une Carmen qui était adorable, on ne dirait pas qu’elle était bonne, on ne veut pas diminuer l’autre. Les belges arrivent à encaisser que les français se moquent toujours d’eux. Les Belges continuent à admirer les français. »
« Notre caractère espagnol n’accepte pas beaucoup les règles, nous sommes ingouvernables, on n’aime pas obéir, il faut nous cajoler. »

Histoire
« Il y a une statue en Belgique et c’est très choquant de voir l’inscription « sous l’intélorance du duc d’Alba ». Carlos Quinto est né en Belgique, quand il est arrivé en Espagne, il avait 17 ans. Philippe II puis Albert et Isabelle : couple d’Espagne venu pour diriger les pays-bas. Ils n’ont pas eu d’enfants et la Hollande est passé à l’Espagne. »
« République, monarchie, dictature en Espagne : six ans seulement d’un gouvernement progressiste. Tout le reste a été d’un conservatisme purement de droite et en 1930, ça a explosé, car on est insoumis et très soumis parfois. Un bain de sang terrible pour débloquer les choses. Franco pas pire que Napoléon. »

Exemple dans différentes organisations
« Dans les lycées espagnols, le directeurs et les professeurs sont au même niveau, se traitent de « tu ». En Angleterre, par contre, il y a beaucoup de distance, les professeurs et le directeur ne peuvent pas être amis. Un jour on a été invité par la directrice en Angleterre et les autres profs étaient très fiers, comme s’ils allaient chez la reine. La directrice était très aimable mais très distante. En Espagne, tu peux être le directeur et aussi professeur. »

« Dans les centres commerciaux : en France il y a plus de communication entre les strates. En Espagne, l’autorité est beaucoup plus ferme. On ne peut pas discuter, c’est ainsi et on ne peut pas bouger : quand on aborde un sujet, les chefs prennent une décision et si tu apportes une opinion, ils vont dire le contraire. Au Carrefour d’Avilès, dirigé par des français, les cadres étaient à côté des ateliers de maintenance. Dans une entreprise espagnole, c’est impossible, les cadres ils sont dans des bureaux quatre étoiles et les ouvriers sont dans les garages. Avec le cadre espagnol, il faut ruser, le manier, le contourner, le dire avec diplomatie, il voit que ce que tu dis c’est le mieux mais si tu le dis directement, il faut le suggérer, pour qu’il ait l’impression que l’idée vient de lui. Si tu es humble, tu t’en fiches car tu sais qu’il faut faire le travail mais si tu es orgueilleux, c’est le jeu des étoiles. Ici tout le monde se tutoie. Mais on veut maintenir les différences de statut. Une idée ne peut pas venir de la base. Mais comme toi tu dois faire le travail alors tu dois faire le chemin par l’arrière pour que l’idée prenne. Avant (exemple d’une grande industrie) il y avait même le restaurant pour les ingénieurs et celui pour les ouvriers. »

« A l’hôpital, c’est la même chose. Il y a la gérance et différents départements où le chef c’est le chef. On peut proposer des idées. On a parfois le même phénomène, on peut s’approprier l’idée de l’autre. Tu peux avoir étudié la pharmacie et la biologie, mais à l’hôpital tu n’es rien. Pourtant, les médecins se plaignent d’être mal traités par les femmes de ménages et les concierges. Avant, le médecin c’était le dieu. Maintenant je vois le médecin, je vois l’infirmière. Le médecin dit : je dois demander à l’auxiliaire, l’infirmière. C’est plus important de connaître l’auxiliaire pour la pratique. Mais vis-à-vis des infirmières, les auxiliaires sont les esclaves. Si tu veux faire quelque chose, tu dois demander et si c’est non, tu ne peux pas faire. Si tu as une bonne équipe et une bonne relation, c’est plus facile. »
« Les jeunes agissent autrement, non ? Par exemple, je travaille dans différents lieux, j’ai des contrats de travail précaires, la relation avec les auxiliaires c’est très familier car ils m’aident à faire le travail, je ne connais pas bien le lieu, ils m’aident beaucoup. Avec les médecins, les vieux ils sont habitués à traiter les infirmières comme les secrétaires, à son service. Avec les jeunes en revanche, ils ont la relation avec nous comme nous avec les auxiliaires, on les aide. Ils ont plus le sens de l’équipe. »
« L’hôpital c’est commun en Belgique et en Espagne, le médecin est tout puissant. C’est l’institution, le groupe ou les personnes ? Le médecin fait le groupe. Il y a un fort corporatisme. L’aspect hospitalier n’est pas un reflet d’un pays. C’est un milieu très autoritaire pour beaucoup de motif mais c’est trop particulier. On est complètement infantilisé à l’hôpital. »

La parole et les procédures
(Témoignage d’une française) - Quand je suis arrivée en Espagne, je faisais le contact avec la France, je devais écrire des fax, « dis-leur que » ; « tu leur téléphones », « tu leur dis que ». Je faisais les deux (fax et tél). Les espagnols : « pourquoi envoie-tu un fax ? » Impossible à comprendre pour l’Espagne. L’espagnol a la « palabra » : quand on dit quelque chose en Espagne, on le respecte. En France, il faut confirmer. On achète un appartement, on vous le garde sur parole en Espagne. En France, il faut tout écrire. Il faut faire des lettres recommandées avec accusé de réception. Ici, « te doy mi palabra » c’est plus important.
« Maintenant aussi en Espagne, on a les normes ISO, il faut tout écrire. Ca se perd, le côté parole. La parole est très typique d’ici mais n’appartient plus à nos enfants. C’est l’ancienne génération. Il y a tout un héritage du franquisme qui est en train de disparaître, comme l’autoritarisme. »

La famille, le « tu » et la distance…
« A Gijon, tout le monde se connaît. Ici tout le monde est cousin, ami. »
« En Espagne, on se tutoie mais on garde la distance physique (les bureaux par exemple) : une décision c’est à toi, je ne suis que l’auxiliaire, la décision c’est toi. Ce n’est pas ma responsabilité. »
« En France, pour garder la distance, on utilise le vouvoiement. Le tutoiement est trop intime. »

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