dimanche 14 octobre 2007

Séance 4 - Mai 2006 : "Expressions idiomatiques avec leurs origines"

Résumé
En Espagne on fait son lit à la française et on se dérobe à la française… En France on fait son lit à l’espagnole et on file à l’anglaise ! Dieu est présent dans de nombreuses expressions espagnoles alors que les expressions françaises hésitent entre raison et coquinerie. On retrouve dans les deux pays la valeur symbolique de la tête (voir séance sur l’anthropologie de l’honneur)…

Expressions préparées par Anne
La Peau:« Je t’ai dans la peau, Léon ! », chantait Jeanne Moreau dans les années soixante, mais la chanson finissait mal et la déclaration d’amour se faisait menaçante : « J’aurai ta peau, Léon ! » (me vengare ? Te voy a arrancar la piel a tiras ?). C’est qu’entre avoir quelqu’un dans la peau et avoir sa peau, se déroule tout le parcours amoureux, du désir le plus... épidermique à la haine la plus... dépouillée. Car la peau représente les extrêmes de la sensualité, la surface du corps qui permet de sentir, et de la vie : risquer sa peau, se faire trouer la peau ou y laisser sa peau, c’est mourir.
Pour les latins, la peau se disait cutis, qui a donné cutané, le mot pellis étant réservé à la fourrure animale, au cuir et au parchemin, mais le second a vite supplanté le premier dans le parler populaire. Cette origine perdure dans la peau d’âne, parchemin devenu ironiquement un diplôme ainsi que dans la très curieuse peau de chagrin, qui est un pléonasme, puisque chagrin (du turc çâgri « croupe ») est déjà une peau de mulet... Si Balzac ne l’avait pérennisé dans le roman éponyme, ce cuir médiocre aurait bel et bien disparu de notre vocabulaire.Par analogie avec la mue du serpent qui change de peau, faire peau neuve évoque un changement de manière d’être, de mode de vie. La peau, qui recouvre la chair, est aussi perçue comme un vêtement, et selon que l’on s’accepte ou pas, on peut être bien ou mal dans sa peau. Le propre des bons acteurs est de savoir se mettre dans la peau du personnage qu’ils incarnent (ce verbe signifie d’ailleurs littéralement « entrer dans la chair »). A propos de chair, on dira d’une personne vraiment trop maigre, qu’elle n’a que la peau sur les os ; expression venue tout droit de la Bible.
Animale ou humaine, la peau est synonyme de vie, elle a donc une valeur : selon qu’un prix est jugé exorbitant ou non, on dira, de façon assez inconséquente, que cela coûte la peau des fesses si c’est cher, ou peau de balle (par allusion à l’intimité masculine) si cela ne vaut rien : ne tirons de cela aucune conclusion hâtive autant que misanthrope, et gardons à l’esprit l’impassibilité africaine qui dit que « la peau de l’hippopotame ne se tanne pas ! »

En séance
Les six suivantes expressions, d’après Claude Duneton, « La puce à l’oreille », le Livre de poche, 1990 et Geneviève Blum, « Les idiomatics », Point virgule, 1989 :
- Porter le chapeau (pagar el pato). Historiquement, le chapeau distingue les individus dans la hiérarchie sociale (bonnet, melon, cornette, bicorne, mitre, toque, képi, etc.)[1]. C’est aussi au Moyen Age une couronne de fleurs (plus ou moins noble). Enfin, l’Inquisition envoyait l’hérétique au bûcher avec un chapeau conique. Le sens de bouc émissaire est celui de faire porter un rôle honteux à celui qu’on veut accuser.

- Mettre la charrue avant les bœufs (empezar la casa por el tejado). La charrue est chargée de symboles (la paix, le travail, le phallus). Tirée par des bœufs, c’est l’image de la logique. Inverser les éléments engendre l’absurde, c’est faire les choses dans le mauvais ordre.

Une autre paire de manche (es harina de otro costal). Au Moyen Age, les manches des habits étaient amovibles. On pouvait les changer et il fallait les recoudre (les élégants avaient toujours sur eux fil et aiguilles). Des manches nouvelles peuvent ainsi modifier complètement l’habit. L’expression populaire date du XVIème siècle.

Ménager la chèvre et le chou (encender una vela à Dios y otro al diablo). Ménager signifiait autrefois « conduire, diriger » (que l’anglais a conservé avec « manager, management »). Un bon mesnager gouverne bien sa maison et il faut être habile pour faire cohabiter ces deux ennemis, la chèvre et le chou. Quant à l’histoire de la chèvre, du loup et de chou à qui il faut faire traverser une rivière sans que les uns mangent les autres, elle était déjà célèbre au XIIIème siècle.

Casser du sucre sur le dos de quelqu’un (cortar un trajet a alguien). L’expression « casser du sucre » date au moins du début du XIXème siècle (dialogue entre Mérimée et Stendhal) et semble être née dans les milieux riches, le sucre étant un produit de luxe. Elle s’est répandue dans l’usage populaire avec l’idée de dénonciation associée à celle de médisance.

Avoir la puce à l’oreille (estar con la mosca en la oreja). L’habitude s’est perdue de chercher les puces dans son lit avant de se coucher ou encore de se gratter sous ses haillons ou ses habits de fête. On a gardé l’idée d’une démangeaison désagréable qui signifie inquiétude et mise en alerte. L’expression a aussi un sens érotique (voir les vers de Jean de Condé au début du XIVème siècle).

Suite...
Quemar las naves (Brûler ses vaisseaux). Une phrase historique liée à la conquête de Belgique par Fernando Cortes : pour que les combattants ne puissent faire marche arrière, il a brûlé les bateaux.

Armarla de san Quintin (Ca barde). Dans une réunion familiale tout le monde se dispute au point qu’à la fin c’est « armarla de san Quintin » en référence à la bataille de Felipe II contre Louis XIII (en mémoire de cette victoire, a été construit le monastère San Lorenzo del escorial). Le langage populaire a retenu la bataille et non la victoire.

Hacerse el sueco (faire la sourde oreille). Deux origines possibles : celle des marins suédois qui venaient en Espagne et ne répondaient pas à ce qu’on leur disait car ils ne comprenaient pas la langue. L’autre vient des chaussures que portaient les comédiens romains, les soccus, une espèce de sandale en bois. C’est aussi le nom du bois avec lequel on faisait la sandale. Sueco c’est ce que portent les paysans. Hacerse el sueco, c’est être comme un morceau de bois, qui ne comprend rien.

Despedirse a la francesa (filer à l’anglaise). Dans les salons français où on parlait littérature. On partait sans rien dire pour ne pas interrompre les autres, c’était la courtoisie (s’en aller sur la pointe des pieds). Mais en Espagne, ça ne se faisait pas, c’est malpoli.
(Les anglais disent aussi filer à la française alors que les français disent filer à l’anglaise…)

Hacer la cama a la francesa (faire le lit à l’espagnol). Mal faire son lit. Les anciens lits français étaient durs à faire alors on ne les faisait pas. On a pris cela en Espagne pour un manque d’hygiène car alors il fallait sortir tout pour l’aérer. Dans la culture espagnole, il fallait exposer les draps au soleil pour tuer les microbes.
(mais que pensent alors les français quand ils disent « faire son son lit à l’espagnol » ?)

No le puedo tragar, no lo trago, me cae gordo, lo tengo atragantado (l’avoir sur l’estomac). Je ne le digère pas, ça me reste sur l’estomac. Une personne ne passe pas, comme une mauvaise nourriture. Tu caches ta mauvaise humeur qui reste.
Beaucoup d’expressions sont psychosomatiques : j’en ai plein le dos, elle porte le monde sur les épaules.

Perejil de todas las salsas, harina de todos pasteles – (faire son miel de toutes les occasions). Etre présent partout, se montre. On le dit plutôt d’une femme.

Encender una vela a Dios y otra al diablo (ménager la chèvre et le chou). Une des nombreuses expressions espagnoles qui fair référence à Dieu - Etre bien avec tout le monde (l’arrangement à la belge).

Nadar y guardar la ropa (garder un fer au feu). En espagnol, se dit aussi de quelqu’un qui a une double vie.

Arrimar el ascua a tu sardina (tirer la couverture à soi). L’expression française a deux explications possibles. La première vient du XVIIème siècle où la couverture signifiait quelque chose qui dissimule. Celui qui tire la couverture à soi, s’arrange pour être seul au centre de l’attention et d’éloges (alors que d’autres en mériteraient plus), il dissimule ainsi une partie de la vérité. La seconde explication fait référence au lit conjugal : l’un accapare la chaleur qui devrait bénéficier à tous.
L’expression espagnole vient de l’habitude populaire du feu commun dans les régions méditerranéennes : chacun faisait cuire ses sardine et certains attiraient les braises de leurs côtés pour faire mieux cuire les siennes. C’est être égoïste, s’approprier les mérites des autres.
Fait penser à « Trabajar poco y tirarse el moco”.

A Dios rogando y con el mazo dando (aide-toi, le ciel t’aidera). Tu pries c’est bien mais il faut surtout que tu travailles. Prier ne suffit pas. En référence à Saint Ignace de Lollola : tout faire comme si tout venait de Dieu et tout faire comme si tout venait de soi.

Ser un zero a la izquierda, no pinto nada (être un moins que rien). Pendant longtemps les femmes ont dit je suis un zero a la izquierda car elles disaient ne rien valoir socialement, ne pas être reconnues, manquer d’estime (quand elles le disaient car ce n’est pas pareil quand c’est quelqu’un d’autre qui le dit).

Compartir el bacalao (équivalent français ?). La personne qui décide tout, qui apporte toutes les décisions, qui a le dernier mot. Deux explications : soit, en référence au fait qu’on mange le bacalao salé et le couper salé est très difficile, celui qui réussit est une personne puissante. Soit, quand le pêcheur venait au port après la grande pêche, s’il apportait une gros poisson, c’était la personne la plus importante qui décidait à quelle famille donner tel morceau. Comme le Seigneur français qui avait le droit de cuissage en France.

Al que madruga Dios le ayuda (le monde appartient à celui qui se lève tôt). Dans le temps on y croyait sincèrement, maintenant c’est un peu moqueur. On les emploie avec le temps dans un sens différent. Mais on dit aussi “Por mucho madrugar amanece mas temprano”
Exemple d’évolution avec le temps: dans les gares c’était marqué : por respeto de todos, se prohibe blasfemar.

Cambiarse la chaqueta – chaquetear (tourner sa veste). Charles Emmanuel de Savoie (gendre de Felipe II), s’alliait avec la France ou l’Espagne en fonction des circonstances. Il portait le blanc pour la France, le rouge pour l’Espagne sur les deux côtés de sa casaque. L’expression originale était « tourner casaque ».
Équivalent à : Correr en auxilio del vencedor
La personne qui n’appartient à rien mais se met toujours du côté du plus fort.

Tener el marron (dans le monde des voleurs – payer pour un crime que tu n’as pas commis) – me cayo el san benito (le bouc émissaire). Référence burlesque aux juifs à qui on faisait payer leur religion. C’était un pacte par lequel les juifs devaient payer un impôt particulier.

La place particulière de la religion dans les expressions espagnoles
- Si Dios quiere : vient de l’arabe (inch allah) et des croisades. Pour se dire au revoir, on disait adios. Dans les régions révolutionnaires, on ne dit plus adios, on dit hasta luego (ex : dans un magasin). A Gijon, on dit plutôt hasta luego et à Oviedo, plutôt adios. C’est peut-être une mode (on dit chao maintenant). C’est aussi une façon de laïciser la société, que Dieu ne soit pas partout.

Como Dios manda – dans les règles de l’art : en France, on fait référence à la révolution et des encyclopédistes : contre l’arbitraire du roi, on se réfère aux lois censées être les mêmes pour tous.

Estar a misa y repicando, repicar y estar en la procesión - Etre au four et au moulin. Il y aussi un autre courant, profane : Estar al plato y a las tajadas qui veut dire la même chose. Tu manges mais tu regardes dans l’assiette de l’autre, faire deux choses à la fois, tu veux tout faire.
Toutes ces expressions se trouvent dans el Quichotte.

Como to le digo yo, esto va a misa – c’est sans discussion

Remarque sur l’origine et l’usage des expressions
En France, on dirait que beaucoup d’expressions ont des origines coquines (voir les expressions avec la peau).
En Espagne, maintenant on jure à toutes les phrases. Les gros mots sont légions. C’était après la transition, il y a 20 ans. Avant on mettait une amende. De même, pour s’embrasser, il fallait aller à la gare ou à l’église. Au village, si tu n’allais pas à la messe, tu étais réprimandé.Une nouvelle personne se joint à nous en fin de séance et pour les prochaines : Mercedes qui aimerait entretenir son français.

[1] Voir aussi « Anthropologie de l’honneur », prochaine séance, où l’on apprend que l’honneur touche toujours à la tête.

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